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L’histoire de nos origines : une question de dents

Publié le 22 février 2022 Mis à jour le 4 avril 2022

Si la vérité sort de la bouche des enfants, il est rare que leurs dents de lait bousculent nos savoirs… et les certitudes de nos archéologues ! Et pourtant, Ludovic Slimak (TRACES) et son équipe ont identifié une dent qui prouve la cohabitation entre Homo Sapiens et Néandertal.

• Une dent de lait : qu’est-ce que ça fait ? 

Le mercredi 9 février 2022, Ludovic Slimak publie dans Science Advances un article dans lequel il affirme que la date de naissance de nos ancêtres Homo Sapiens est à revoir : une dent de lait constitue la preuve que nous nous étions trompés… de 10 millénaires ! 

Cet article fait l’effet d’une bombe archéologique, et si le chercheur s’attendait à susciter un vif intérêt de la communauté scientifique, la rapidité avec laquelle tous les médias ont relayé l’information l’a d’abord surpris puis réjoui : cet élan de curiosité mondiale nous rassemble autour des origines de l’espèce humaine. 

Pourtant, l’article de Ludovic Slimak concerne 9 dents, découvertes sur le site de fouille archéologique de la grotte de Mandrin, dans le petit village de Malataverne, dans la Drôme.
 
« Une dent isolée n’est qu’un signal », explique simplement le chercheur.

Car ce qui fascine Ludovic Slimak, c’est bien que toutes ces dents n’appartiennent pas à la même population : 8 dents de Neandertal et une dent de lait d’Homo Sapiens, extraites des différentes couches de la grotte. Une succession entre Néandertal et Homo sapiens peut ici être documentée… à 6 mois d’intervalle environ, grâce à des méthodes novatrices développées par son équipe et permettant d’affiner remarquablement notre perception du temps archéologique. Et alors que les meilleures résolutions chronologiques étaient jusqu’alors à plus ou moins 1000 ans, l’équipe de Ludovic Slimak permet de démontrer le passage de ces deux humanités dans la grotte à quelques saisons près. Il y a 54.000 ans Homo Sapiens est bien ici sur le territoire de Neandertal. C’est ce que Ludovic Slimak indique dans le titre de son article. 
 
« Nous sommes en mesure d’affirmer grâce à nos travaux que Sapiens arrive en Europe continentale, et plus précisément dans la vallée du Rhône, dès 54.000 ans au moins, et qu’il occupe durant 40 ans environ un site occupé par Néandertal à peine un an plus tôt »
 
• Quand « trouver une dent » rime avec « Sciences de l’Homme »

Ce n’est pourtant pas l’histoire d’un archéologue qui se promenait dans une grotte parce qu’il pleuvait et qui trouve une dent par terre… Cette découverte est le fruit d’un long travail que Ludovic Slimak a débuté en 1998 et qu’il a pu mener grâce à l’équipe de recherche internationale et interdisciplinaire qu’il dirige et qu’il surnomme avec humour et tendresse « la Dream team ». 

C’est plutôt l’histoire d’un chercheur qui a identifié, il y a plus de 30 ans, la Grotte de Mandrin comme un site de fouille exceptionnel. En plus de milliers d’objets archéologiques présents dans les différentes couches de la grotte, la stabilité du terrain en fait un site d’exception : jusqu’ici peu fouillée et peu soumise aux aléas géologiques, la grotte présente des couches de sol nettes et intactes. Son intérêt pour cet abri sous roche est motivé par la richesse des traces d’occupation humaine que son équipe n’a eu de cesse de mettre au jour. En une décennie, pas moins de 1500 pointes de silex furent ainsi découvertes dans cette même couche E.

Mais la finesse de ces pointes de silex jetait le doute quant à l’auteur de ces artisanats étonnamment modernes…
 
« On avait compris qu’il se passait quelque chose… mais que ça demanderait du travail ! »

Ludovic Slimak et son équipe ont pris le temps de l’analyse : examiner, comparer, imaginer, déduire constituent les étapes indispensables de toute recherche. C’est ainsi que de 2004 à 2016, l’équipe de chercheurs publie progressivement leurs études retraçant les différentes occupations humaines du site. Ludovic Slimak met alors en évidence la population des « Néroniens », fins artisans de ces petites pointes, qui se placent au croisement de Néandertal et d’Homo Sapiens. 
 
• Couche Néronienne : l’objet de toutes les questions

Mais qui sont ces premiers hommes modernes ? De quand dataient-ils ? Qu’ont-ils fait ? Qu’ont-ils connu ? autant de questions qui mène le chercheur et son équipe sur la piste du feu d’abord, des dents ensuite. 

« On passe 2 à 4 mois par an sur le terrain depuis 1998 mais les premières suies, on ne les a trouvés qu’en 2006. Et il nous a fallu du temps pour pouvoir exploiter ces traces… »

En 2017, grâce à un protocole scientifique et technique innovant nommé « études fuliginochronologiques » permettant de dater les différentes couches de suie présentes sur les parois calcaires, son équipe date et retrace l’histoire des fux allumés dans cette grotte. Il ne s’agit alors pas seulement de confirmer une présence humaine, mais bien de révéler la succession de ces présences entre Néandertal et Homo Sapiens. L’histoire de l’humanité se trouve déjà bousculée… et la recherche continue !

C’est en 2018 que la dernière dent, celle qui s’avère appartenir à l’un de nos ancêtres, est diagnostiquée comme appartenant à un Homo sapiens ancien et vient s’ajouter au riche à inventaire de fouille. Et s’il a fallu attendre 2022 pour que la découverte et l’examen de cette dent soient publiés, on comprend que c’est autant à cause du temps nécessaire à la science que grâce à la patience et à la rigueur scientifique de l’équipe de Ludovic Slimak. 
 
« Je voulais être sûr et certain de la détermination de chacune des dents. Quand nous avons identifié Homo Sapiens pour la dernière, j’ai immédiatement pensé qu’il fallait prendre un temps supplémentaire pour exclure toutes les autres possibilités. »

Maintenant qu’elles sont exclues, cette 2e molaire supérieure droite peut enfin être dévoilée. Il s’agit en fait d’un trésor en soi : ce n’est que la 6e dent d’homme moderne vieille de plus de 40.000 ans découverte en Europe après 150 ans d’archéologie et la première sur un site où Neandertal réoccupe ensuite le lieu de vie des hommes modernes. 

La recherche de Ludovic Slimak ne s’arrête donc pas là : de nouveaux scénarios de nos origines sont désormais possibles, dans lesquels l’émergence de l’homme moderne en Europe ne signe pas seulement le remplacement de l’homme néandertalien, mais s’inscrit dans des échanges, une histoire, des interactions complexes et sur le temps long...
 
« La recherche, c’est un saut dans l’inconnu. On doit aller sur le terrain et se confronter à l’autre. Je dis souvent qu’il faut se décrasser de nous. »

Faire l’expérience de l’altérité pour mieux se comprendre, c’est donc ce qui anime depuis plus de 30 ans Ludovic Slimak, archéologue passionné par nos ancêtres mais résolument attentif à ceux que nous sommes aujourd’hui.